Du point de vue physique, la lumière avait une nature double, à la fois onde et corpuscule mais la connaissance simultanée de cette double nature était interdite en vertu du principe d’incertitude de Werner Heisenberg. On pouvait dire que la lumière c’était l’Or dont Pindare disait qu’ «  il traverse de son éclat tout ce qui à l’entour vient en présence ». C’est la raison pour laquelle Cézanne affirmait ne pouvoir représenter dans la phrase de Balzac le terme « couronnés ».
V L’Harmonie invisible : Héraclite, Turner
La couronne en effet était l’ornement dont le cours de philosophie sur Henri Matisse de François Fédier disait qu’il était « la configuration harmonieuse, si tant est que l’harmonie majeure ne puisse décidément pas être celle qui apparaît – comme l’enseigne Héraclite ». Le fragment 54 énonce que « l’harmonie invisible est plus parfaite que l’harmonie visible ». Or qu’était l’harmonie ? C’était un rapport entre des tons, des couleurs, des sons au sein d’un ensemble, la mélodie, le tableau, le poème de telle sorte qu’il produisait un effet agréable et plaisant à l’œil ou à l’oreille et causait un plaisir spirituel, en musique on pouvait parler d’euphonie, de consonances et en peinture d’unité des contrastes tandis qu’en poésie il fallait parler d’eurythmie, d’échos sonores c’est-à -dire de rythmes et de rimes, d’allitérations et d’assonances. L’harmonie imitative en poésie visait à reproduire un son réel, par exemple le chant d’un oiseau ou le sifflement des serpents par la simple alliance des sonorités des mots. Mais, l’harmonie dont parlait Héraclite n’était pas apparente au premier regard, il fallait pour l’apercevoir que le regard plonge au-delà des apparences. Or, cette harmonie invisible était, disait-il, plus parfaite que l’harmonie apparente. En quoi consistait-elle ?
Elle était une unité des contraires : jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, abondance-disette.
Le Jour et la Nuit s’alliaient au regard de leur dimension de visibilité et d’apparition qu’était l’Espace (le Ciel et la Terre) et au regard de leur dimension de manifestation et de succession qu’était le Temps, tandis que l’espace et le temps eux-mêmes s’unissaient au sein de l’Espace-Temps de la théorie de la relativité, où le Temps pouvait être converti en Espace : en le multipliant par la vitesse de la lumière, on obtenait la distance qu’elle parcourait durant cet « espace de Temps ».
La voûte céleste et le sol terrestre, dans la Bible, étaient premiers par rapport à la clarté et à l’obscurité. Dans la Genèse, Dieu créait d’abord le Ciel et la Terre puis le Jour et la Nuit, donc d’abord l’Espace puis le Temps. L’entre-deux du Ciel et de la Terre, c’était l’horizon, la ligne de démarcation qui sépare les deux et qui par certains temps s’abolit, disparaît, s’efface comme dans certaines peintures de Turner où Ciel et Terre se fondent dans un brouillard diffus et finissent par ne plus pouvoir se distinguer.
Lors d’un voyage que j’avais entrepris sur les lieux de mon enfance et où j’avais commencé à traduire la poésie de Georg Trakl, j’avais habité l’ancien palace auquel on avait accès à partir d’un parking entouré de cactus, de plantes épineuses comme des figuiers de Barbarie, de palmiers, de fleurs et de sentes recouvertes de graviers. La porte tournante au-dessus de laquelle était inscrit le nom de l’hôtel donnait sur une grande entrée très haute de plafond et dont les murs étaient recouverts de marbre et au bout de cet espace, on apercevait, au travers d’un deuxième portail une terrasse en hémicycle entièrement blanche parsemée de quelques arbres en pots qui reflétait la lumière de manière si crue qu’on en était comme ébloui, abasourdi, étourdi, et le contraste de la blancheur de l’hémicycle et de la mer, qu’on apercevait au bout jusqu’à l’ horizon où elle se séparait d’avec le ciel, d’un bleu plus pâle, était si frappant qu’on pouvait demeurer plusieurs heures à la contempler avant de descendre par le petit escalier en colimaçon, vers la plage. Les jours de brume ou de brouillard, le ciel et la mer se confondaient, n’étaient plus désunis par une ligne de partage si bien que les navires au loin, semblaient flotter dans le ciel, et la mer comme un lavis bleuté, couvrir, envelopper, parcourir tout l’horizon.
L’Hiver, la mer était forte et il y avait certains jours de la tempête tandis que l’Eté, les plaisirs de la baignade étaient autorisés. L’Hiver et l’Eté avaient une autre manière de s’opposer et de sembler des contraires irréductibles. En Hiver, la résidence était déserte car les vacanciers la désertaient pour dévaler les pistes de neige mais l’Eté, tous les résidents affluaient pour profiter de la plage et de la mer. Mais cette opposition n’était qu’en surface, comme il m’était apparu car l’Hiver et l’Eté s’alliaient, se réconciliaient, cessaient leur différend au regard du Temps, qui dans son déroulement d’un présent à la fois toujours structurellement identique et toujours autre, faisait alterner les saisons. Philosophiquement parlant, l’Hiver et l’Eté étaient un au regard du mouvement des saisons dont le temps était la mesure, le nombre, l’unité même s’il avait trois dimensions. Cette structure tridimensionnelle abritait elle-même l’unité de la temporalité où passé, présent et avenir coïncidaient. C’était donc d’abord le Temps, puis la Temporalité qui constituaient l’unité de l’Hiver et de l’Eté.
L’harmonie au sens héraclitéen était une alliance entre les contraires. Mais l’harmonie inapparente était aussi le sentiment de l’unité, le sentiment que tout est un, le sentiment que tout vient de l’Être et retourne à l’Être, l’Un. Ce sentiment, seuls les poètes et les philosophes pouvaient l’expérimenter. C’était un peu comme si l’on soulevait le voile des apparences conventionnelles : au-delà , dans la transparence bleutée de l’azur, il y avait comme un autre monde et pourtant c’était le même que celui dans lequel les hommes s’affairaient, s’occupaient, se pressaient ; c’était comme une autre dimension de l’espace et du temps dans laquelle régnait l’harmonie secrète des couleurs de la lumière et de la musique de la Nature, où les teintes paraissaient plus vives, plus brillantes, plus étincelantes, où les sonorités, chant des oiseaux, bruissement des cigales, souffle du vent dans les branches, résonnaient à l’unisson de ces variations de la lumière.
On ne pénétrait jamais dans cette dimension, dans ce sanctuaire sans une certaine frayeur car elle mettait en jeu et par conséquent en péril toute notre vie, elle la risquait un soupçon de plus que le reste des mortels. C’était un éblouissement complet, un bouleversement de tout notre être, une déchirure. Il se pouvait que nous ne pénétrions jamais dans ce monde, que nous restions sur le seuil, que nous ne franchissions pas la frontière au-delà de laquelle se trouve la vraie réalité mais alors nous resterions dans le septième cercle et rien ne nous serait donné, ni la beauté, ni le chant, ni l’Art : c’était comme la porte étroite par laquelle seul les saints, c’est-à -dire les artistes pouvaient entrer. Cette transgression nous ébranlait de pied en cap, c’était une secousse sismique, un raz-de-marée qui nous submergeait tout entier, un volcan en éruption qui nous engloutissait de sa lave. C’était un peu comme si l’Esprit saint descendait sur nous, comme sur les apôtres le jour de la pentecôte et que nous en fussions tout illuminés et comme transcendés.
Dans l’immanence, au cœur même de la réalité, dans sa cachette la plus inapparente, la plus secrète, la plus imperceptible demeurait comme en retrait et d’une certaine manière toujours occultée par le discours stéréotypé et par le règlement de nos sens l’ornement primitif, le joyau pur. C’était ce que les Grecs avaient compris lorsqu’ils appelaient leur monde du même mot qui signifie à la fois l’ordre, l’âme de l’univers et la parure de bijoux qui orne le décolleté des femmes. Cet ornement qui confère au monde l’harmonie, c’était ce que Baudelaire nommait « ce beau diadème éblouissant et clair » dans le poème Bénédiction :
« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;
Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »
C’était d’une lumière plus originelle dont il était question dans le dernière quatrain que la lumière du jour, une éclaircie qu’on pouvait qualifier de spirituelle car elle restait cachée à la non pensée, une lueur sacrée qui apparaissait de manière intermittente et découvrait pour le Poète dans une sorte d’effroi et d’extase à la fois ce qui demeurait inviolé et à jamais inaccessible au profane. Mais le mot « extase » devait être pris à la fois au sens chrétien d’une vision intérieure et béatifique de la lumière divine et au sens d’un radical « être hors de soi », un peu comme si l’on avait les yeux qui s’écarquillent et sortent de la tête, tant on était étonné de ce que l’on voyait comme s’il s’agissait d’une hallucination visuelle et auditive. Le poète était un voyant, non au sens où il prédisait l’avenir et avait le don de prophétie comme la Pythie mais parce qu’il était doué d’organes plus perçants, plus sensibles, d’un œil qui voyait, d’une oreille qui écoutait, de sens et d’esprit qui entendaient au-delà de la réalité immédiate l’essence même du Monde.
Claire d'Orée
Commentaires
Amicalement
Claire d'Orée
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