X L’âme, la psyché comme clairière spirituelle, comme éclaircie de l’Être
Cet émerveillement devant le mystère de la création comme devant les choses les plus simples, dans les cafés, dans les magasins, sur les marchés ou dans ma propre maison était ce qui m’aidait à vivre. Finalement, me disais-je, il y avait de la beauté partout, il suffisait de la voir. Mais les êtres normaux, ceux qui pensaient surtout en termes d’utilité et d’efficacité pensaient que chaque chose devait être à sa place, pour remplir son rôle de chose comme chaque individu n’avait de raison d’être que par sa fonction sociale et leur regard glissait sur l’arbre, le fleuve, la fleur, la barque parce qu’ils s’occupaient de choses bien plus sérieuses.
Qu’était-ce qu’une chose, par exemple un saule au bord d’un fleuve ? Il différait selon les conceptions de chacun : pour le promeneur, il permettait de s’abriter de la pluie et de l’orage, pour l’écrivain, il était l’occasion de songer mélancoliquement à l’écoulement irréversible du temps, pour le botaniste, c’était un arbre de la famille des Salicacées, pour le menuisier c’était une matière première, un stock de bois disponible mais pour le poète, c’était une belle nymphe aux longs cheveux, c’était Mélisande qui pleurait près de la fontaine, c’était la Lorelei qui par amour se jetait dans le Rhin, c’était Ophélie trahie par Hamlet et qui mourait de chagrin noyée ou encore dans les « Sonnets à Orphée » de Rilke l’objet d’une écoute attentive et silencieuse et le signe d’une métamorphose augurale par son apparition dans le chant :
Là s’élevait un Arbre ! O pur dépassement !
O chant d’Orphée ! O arbre haut à l’Oreille !
Et tout se tut. Pourtant même dans la réserve
Procéda un nouveau commencement, signe et mouvement.
Pour le philosophe Heidegger le rôle essentiel de la chose, de la Ding an sich, n’était pas à interpréter en termes de causalité et à l’appui, il citait le poète Angelus Silesius :
La rose est sans cause, elle fleurit parce qu’elle fleurit
Ne désire être contemplée, n’a d’elle-même souci
Quel était le rapport entre toutes ces conceptions ? Elles différaient comme celle des philosophes qui faisaient de Dieu une cause suprême (causa prima) et celle des poètes comme Angelus Silesius qui faisaient de Dieu un Rien qui n’était pas un pur Néant, un « nihil » qui n’était pas une négation, un non étant qui illuminait le cœur de chaque chose comme la lumière qui lançait des éclairs dans la rivière. Pourquoi celle-ci nous éblouissait-elle, pourquoi fallait-il détourner les yeux ? Pourquoi le soleil ne se pouvait-il regarder en face ?
Pour le scientifique, la lumière demeurait une énigme malgré les découvertes d’Einstein quant à sa nature double, composée à la fois de photons et d’ondes électromagnétiques. Pour les Grecs, c’était le logos qui apportait un éclairage sur les choses, qui faisait apparaître l’être des choses. Pour le philosophe des Lumières, la lumière naturelle de la raison précédait la perception de la lumière extérieure, elle en était la condition de possibilité. Pour Heidegger, c’était la clairière (allemand « Lichtung ») ou plus exactement « l’éclaircie » de la psyché, du Dasein qui était la condition de possibilité de la lumière naturelle. L’éclaircie, la clairière c’était le
« noûs »? L’esprit qui percevait, était irradié par la lumière divine, spirituelle, sacrée.
Mais la Lumière divine comme le disaient la religion chrétienne et les Grecs c’était aussi la visibilité du Verbe, il faudrait dire plutôt sa lisibilité. En filigrane y étaient tracées des lettres colorées, a bleu saphir, e bleu pâle, i rouge rubis, o bleu saphir, u vert émeraude, un peu comme dans le sonnet des voyelles de Rimbaud. Prier c’était contempler ces chiffres, lire ces symboles que comprenaient les livres sacrés de Dieu. Ces caractères tracés dans la lumière émanaient de l’Etre qui en était la source obscure et claire tout à la fois, l’origine mystérieuse. Toutes les œuvres de l’Esprit étaient rassemblées là , dans les rayons du soleil et des autres étoiles et l’Être auréolait de sa lumière les poèmes savamment amassés en eux tandis que leur métamorphose en caractères colorés en faisait des livres vivants, des manuscrits en lettres de feu.
Lorsque le Poète contemplait cette lumière, lorsqu’il opérait ce revirement du regard dans la nature secrète des choses, il percevait une lueur si intense, si aveuglante qu’à première vue, il ne distinguait rien et ce n’est que peu à peu qu’il finissait par apercevoir l’éclatante beauté de l’Être et sa textualité. Cette perception n’était pas à proprement parler un savoir, une connaissance mais une mystique. C’était un regard tourné vers l’Être et non vers l’étant. Vers cette donation première - un peu comme le chef d’orchestre donne la mesure - ce mystère originel, ce miracle premier, ce « il y a » qu’évoquait Rimbaud dans les « Illuminations » :
« Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. Il y a une horloge qui ne sonne pas. Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches »
auquel faisait écho comme un chant voisin et apparenté le « De profundis » de Georg Trakl :
« Il y a un toit de chaume où tombe une pluie noire,
Il y a un arbre brun qui se dresse solitaire,
Un vent qui murmure autour de masures vides
Ô comme est triste ce soir ! »
Ce « il y a » dont Leibniz disait dans les « Principes de la nature et de la grâce » qu’il était la question fondamentale de la philosophie : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et pas rien ? ». Foyer lumineux, cette source abondante de vie aveuglait à force d’intensité et de rayonnement, était soustraite au regard, à l’œil qui selon Plotin était pourtant d’essence solaire comme lui en vertu du principe qui veut que le semblable soit connu par le semblable. La flamme était dans le regard comme le regard dans la flamme. La flamme c’était le feu de Dieu qui était de nature solaire comme la plus haute divinité des anciens Egyptiens et elle se réfléchissait dans l’œil tel un papillon qui se brûle les ailes à la mèche d’une bougie, se tourne, s’oriente vers la lumière. La nuit nous engloutissait mais la possibilité demeurait de trouver dans la contemplation des reflets de la lumière divine au cœur de ce monde la satisfaction d’un besoin de l’âme, la réalisation de notre plus intime désir.
Cette lumière était une métaphore traditionnelle dans les textes et la poésie mystiques pour désigner l’"amor Dei" qui éclairait l’âme plongée dans la nuit spirituelle. Dans une de ses visions, Sainte-Thérèse d’Avila voyait apparaître les mains et le visage, le corps glorieux du Christ transfiguré :
« Ce n’est pas un éclat qui éblouit, dit-elle, mais une blancheur douce, un éclat infus qui enchante suprêmement la vue sans la fatiguer, de même que la clarté dans laquelle on perçoit cette si divine beauté. Cette lumière diffère tellement de celle d’ici-bas, la clarté du soleil semble si terne, comparée à la lumineuse clarté qui se présente à notre vue qu’on ne voudrait plus jamais ouvrir les yeux. C’est comme une eau très claire qui coule sur du cristal en reflétant le soleil, comparée à une eau très trouble qui coule sur la terre sous de gros nuages. Elle ne représente pourtant pas le soleil, et sa lumière n’est pas comme celle du soleil ; on dirait une lumière naturelle, tandis que l’autre est artificielle. C’est une lumière qui n’a point de nuit, rien ne la trouble, car elle n’est que lumière. Enfin, la personne la plus intelligente pourrait passer sa vie à imaginer cette lumière qu’elle n’y parviendrait point… »
La lumière dans ce texte n’était pas la lumière physique, onde ou corpuscule, mais la lumière mystérieuse, éclatante, infuse (qui s’oppose à diffuse et signifie intérieure) de Dieu et elle n’était pas vue d’après Thérèse avec les yeux du corps mais avec ceux de l’âme, c’était une lumière ineffable, impossible à décrire sans recourir à des images d’eau, de cristal et de soleil c’est-à -dire de transparence, de diaphanéité et de miroitement, quelque chose d’indicible par sa beauté.
Dans la poésie de Saint-Jean de la Croix, carme déchaux comme Sainte-Thérèse, on trouvait aussi l’image du feu notamment dans le poème « Flamme d’amour vive », pour suggérer la vérité de l’Être :
« Ô lampes de feu
Aux splendeurs desquelles
Les profondes cavernes du sens
Qui était obscur et aveugle
Avec d’étranges excellences
Chaleur et lumière ensemble donnent à leur aimé »
Mais cette lumière elle-même provenait d’une source qui, elle, demeurait voilée, en retrait, occultée comme dans le poème « Je sais bien moi la fontaine » :
« Je sais bien moi la fontaine qui coule et court
Malgré la nuit
Son origine je ne la sais car elle n’en a
Mais je sais que toute origine vient d’elle
Malgré la nuit
…
Sa clarté jamais n’est obscurcie
Et je sais que toute lumière d’elle est venue
Malgré la nuit »
C’était d'une source qu'émanait la lumière, en elle il y avait encore de l'obscurité et de la pénombre et elle illuminait la
« caverne » de l’âme - image où l’allégorie de Platon était encore présente - qui sans le secours divin n’était que ténèbres et nuit profonde.
C’était encore à des sensations de lumière que faisait allusion Proust lorsqu’ heurtant les pavés de la cour des Guermantes il était ébloui par la montée en lui de la mémoire involontaire :
« La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées ; un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas ».
L’extase dont il était ici question n’était pas infuse comme chez les mystiques mais tout entière temporelle. Elle plongeait le regard dans les profondeurs du souvenir tout en s’élançant vers l’avenir du texte écrit, vers les délices et les tortures infinies de la littérature pour laquelle la joie qu’il avait ressentie avait fait comprendre au narrateur qu’il avait une authentique vocation.
La lumière des mystiques qui n’était plus qu’indicible clarté n’était pas la lumière grecque dans laquelle subsistait toujours une part d’ombre puisque, comme le disait Héraclite, « ce qu’a de plus propre la nature c’est de se retirer » ("physis kruptestai philei" . L’Etre ne se dévoilait pas entièrement, la lumière n’apparaissait pleinement qu’à travers la pénombre, les ténèbres faisant ressortir en le menant jusqu’à sa dimension la plus propre l’éclat de l’or, la noirceur de la nuit étant mise en relief et comme épaissie par la lumineuse clarté de la flamme ou de la lampe. La lumière et les ténèbres en réalité n’étaient point distincts, n’y ayant entre les deux qu’une différence d’intensité. Dans le « Traité de la peinture », Léonard de Vinci parlait d’une différence de degré :
« Or le premier degré de l’ombre, ce sont les ténèbres, et le dernier la lumière ; tu feras donc peintre, l’ombre la plus noire près de sa cause, et que son extrémité se convertisse en lumière, c’est-à -dire qu’elle paraisse sans limites »
C’était l’unité du jour et de la nuit dont parlait Héraclite dont la différence s’abolissait au regard de l’unité du ciel qui en était la dimension d’apparition, l’espace de visibilité mais aussi au regard de l’unité profonde de la lumière et des ténèbres qui trouvait sa correspondance picturale dans les tableaux de Georges de la Tour..
La flamme mystique enveloppée d’ombre et de nuit profonde que contemple la Madeleine pénitente de Georges de La Tour dans une méditation sur la mort et la vanité des choses terrestres ou plutôt son reflet dans le miroir, comme une image de son âme qui va s’éteindre, et qui rend son visage et son corsage d’une blancheur diaphane et presque irréelle, l’opposition des bruns, des ocres, des noirs avec l’éclat quasi surnaturel de la chandelle et de la lumière qu’elle projette sur le personnage tenant une tête de mort entre ses mains, autrement dit le clair-obscur n’est que la métaphore de l’harmonie, trouée de lumière sur un fond d’obscurité et de ténèbres, vérité qui fait rayonner tout ce qui l’entoure de son diadème de pierreries brillantes comme le diamant, de sa rivière d’émeraudes et de perles nacrées, de sa parure de rubis mais dont l’incommensurable éclat n’apparaît que dans l’obscur.
J’avais toujours été éblouie par les lumières qui brillaient dans l’obscurité : dans le tendre velours de la nuit se dévoilaient, dans le déshabillé de leur apparition, le bouton d’or de la lampe ou les diamants du lustre qui scintillaient à la fenêtre, j’écarquillais mes yeux, j’étais en extase devant ces lueurs qui flamboyaient à une distance proche ou lointaine, telle l’auréole d’un saint ou le fond d’or des primitifs italiens et des icônes, et que la pénombre faisait surgir dans toute leur splendeur de pierres précieuses au coeur des ténèbres ou d’enluminures dans un livre d’heures. Ou bien j’éprouvais une émotion incessamment renouvelée devant les vitrines illuminées des magasins lorsque, tel un enfant qui découvrait ses cadeaux au pied de l’arbre ou comme le papillon qu’aimantait la lumière, elles se découvraient à moi dans toute l’étrangeté de leur brillance d’astres nocturnes qui luisaient au firmament tel l’éclair zébrant le ciel un soir d’orage. Pour moi ces lueurs dans l’ombre, ce clair-obscur étaient bien l’image sensible de la vérité qui était toujours occultée, enfouie, cachée au regard du profane, que l’œuvre d’art seule permettait de mettre à jour et dont le dévoilement n’était jamais « le monde de la pleine lumière » dans la mesure où son caractère sacré restait à jamais celé, enfoui, abrité dans l’enclos de la nuit profonde et la crypte du silence. On n’approchait jamais de ce mystère de l’Être sans une sorte de terreur et de fascination à la fois, sans risquer de sombrer dans la folie.
Claire d'Orée
Commentaires
Heureux de te retrouver sur ce site qui me semble bien agréable et d'une bonne tenue
Quand aux publications rencontrées.
Amicalement
ANONA (O-D-S)
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