Livre de chevet dans l’ombre bleue de la lampe aux reflets dorés où se meurt la lumière du jour dans l’épiphanie de la clarté nocturne, livre contemplé avec gourmandise comme recélant des trésors encore non divulgués à l’âme avide de science et apte à de multiples métamorphoses, où les symboles encore non déchiffrés par l’oeil prennent forme d’appel au souffle de l’Esprit, objet prenant à mes yeux une figure nouvelle et inconnue sous l’effet conjugué de l’atmosphère studieuse et feutrée du soir et du désir de connaissance.
Bouquet de pivoines roses et blanches dans leur épanouissement de fruits mûrs trop lourds pour être supportés par leurs tiges apparaissant en chair et en os à travers la transparence du vase et qui tombent en gerbes de corolles, que le balai peine ensuite à déblayer pour les jeter, déçu d’une durée aussi brève, dans le vide-ordures. Les pétales jonchent le sol et forment un chapelet de perles fines et nacrées qui s’égrènent comme des notes de musique sur une harpe magique ou une cascade de gouttelettes translucides s’épelant telles les lettres d’un alphabet muet au silence éloquent. Le regard s’éclaircit devant l’éclat de la splendeur des fleurs en leur floraison et s’étend jusqu’aux recoins de la pièce, sur la table où gisent la lettre d’un professeur à qui j’ai envoyé un poème et qui ne m’a jamais répondu et les différentes éditions de la poésie de Trakl que j’ai de longue date entrepris de traduire ainsi que sa correspondance.
Au-delà les tentures dans des tonalités de gris, de bleu, de rose et de vert dont l’harmonie secrète avec la reproduction d’une vue de Sienne par Ambroggio Lorenzetti me saute à la figure. C’est une construction imaginaire de murs enchevêtrés, un bourg aux rues animées avec de belles dames et de beaux messieurs, la ville apparaît en relief grâce au volume que donne l’illusion de la perspective. Les couleurs sont pâles, effacées par le temps et laissent à certains endroits affleurer des taches blanches comme des vides, des trouées dans l’espace, des points où la surface n’est pas recouverte, comme des lieux où la lumière se focalise, se concentre, s’intensifie. Cette simple peinture en trompe l’œil repose mon regard des vicissitudes de l’existence, lui offre un réconfort, une halte, un repos.
La musique de chambre de Fauré que répand dans la pièce la chaîne stéréo résonne de sonorités graves ou aiguës, d’images auditives, dont l’harmonie apaise ma douleur tenace et crée une atmosphère de chaleur douce ou de mélancolie grave et langoureuse. Elle est comme un témoignage de la noblesse de pensée de ce compositeur à l’aide de ses moyens propres : la mélodie, le rythme, la cadence, les consonances et les dissonances, l’ensemble instrumental, un testament de son intelligence infinie, de son esprit si profond, de son imagination si féconde, de la bonté de son être, une porte d’entrée vers le mystère infini de la création.
Elle crée des correspondances étroites entre, d’une part, la lumière qui émane de la toile au mur à travers les nœuds qui s’entrouvrent dans le patchwork de couleurs et qui est une sorte de béance, et d’autre part le dévoilement qui s’opère, s’effectue, s’accomplit par son intermédiaire, le silence qui culmine par instants et nous subjugue. Dévoilement de l’être ? Peut-être …car l’âme vibre à l’unisson, est une sorte de corde qui frémit lorsque l’ouïe est effleurée de l’archet euphonique du violon. L’essence de la musique est de nous procurer le bonheur de la poésie retrouvée. Le chaos débouche sur la mort. Mais la musique apaise les forces centrifuges qui sont générées par l’angoisse et nous poussent vers l’autodestruction et le suicide.
Entre la peinture qui s’offre à mon regard, la musique que j’écoute étendue sur mon canapé et le recueil de poèmes que je tiens entre les mains s’établissent ainsi des analogies profondes. Les interstices entre les mots sur la page blanche représentent à mes yeux le même silence que je lis à travers la ligne mélodique entre les notes et le même blanc lumineux qui apparaît sur la représentation polychrome affichée au mur entre les personnages et les murailles.
Et puis tout à coup apparaissent les pots de peinture entassés là-bas sur la table basse. Ils se manifestent dans leur être même c’est-à-dire nimbés d’une aura et dans une clarté telle qu’ils surgissent pourrait-on dire de l’inconnu, comme s’ils venaient de nulle part. La pâte onctueuse traverse de son vif éclat et de sa luminosité le verre transparent. Les couleurs roses, bleues et vertes dans une tonalité pâle comme des bonbons acidulés ou encore comme du chewing-gum fraise, menthe ou chlorophylle parfument de leur vertu bienfaisante, de leur pouvoir euphorique la pièce. Le tapis de soie aux teintes nacrées resplendit de tons identiques à ceux des rideaux, des pots de peinture, de la reproduction de la ville de Sienne et crée une atmosphère qui m’entoure de son halo de paix.
Claire d'Orée